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L'ayahuasca, breuvage hallucinogène devenu l'opium des riches

Samuel Vivant — Édité par Thomas Messias - 2 avril 2024 – SLATE.fr


Venu d'Amazonie, ce puissant psychotrope intéresse de nouveaux publics à la recherche de prestations confortables. Une manne financière qui concourt au développement de ce qui est devenu une véritable filière économique.


Photo Jame Azruri (AFP)
Une cérémonie d'ayahuasca, jungle Nors-Est du Pérou

«J'ai vu les serpents qui viennent vous attraper et vous conduisent à Mama Aya […]. J'ai adoré», confiait la chanteuse Miley Cyrus dans une interview accordée au magazine Rolling Stone en 2021. Will Smith, Jim Carrey, Megan Fox… Comme la popstar, nombre de célébrités ont évoqué leurs trips à l'ayahuasca, ce breuvage hallucinogène sud-américain qui fascine tant l'Occident.

Pour 10.000 dollars (9.200 euros), les chamans s'envolent désormais depuis l'Amazonie vers les villas cossues de Malibu, révélait le Hollywood Reporter, pour initier acteurs, scénaristes et producteurs de cinéma, pulvérisant au passage le cliché de l'autochtone inamovible, psalmodiant dans une forêt impénétrable.

La filière économique de l'ayahuasca s'est adaptée à ce nouveau public, mieux doté que le backpackeur moyen. Face à l'appétit croissant des classes supérieures pour la liane, des centres spirituels de haut standing ont poussé aux côtés de structures moins onéreuses.

«En 1998, quand un Occidental voulait boire l'ayahuasca en milieu urbain, ça lui coûtait 100 soles [20 euros] pour un rituel nocturne à Iquitos, au Pérou. Aujourd'hui, il y a une montée en gamme qui s'explique par les conditions de consommation, plus ou moins confortables. C'est une entrée dans le capitalisme, régie par l'offre et la demande», analyse Sébastien Baud, anthropologue à l'Institut français d'études andines.

«Beaucoup de Suisses et d'habitants du Rocher [quartier de Monaco] viennent à ces retraites. C'est une certaine clientèle… On se retrouve avec des nanas liftées, des influenceuses dans de beaux leggings.» Anaïs, Parisienne ayant testé l'ayahuasca


Domiciliée à Hong Kong, l'entreprise Behold Retreats propose ainsi des retraites en Amérique du Sud dans un somptueux décorum. Là, la prise d'ayahuasca peut se conjuguer à l'envi avec un massage, un plongeon dans une eau cristalline ou même un repas vegan préparé par un grand chef. Des havres de paix qui se monnayent en moyenne à partir de 5.000 dollars (4.600 euros) le séjour, et jusqu'à plusieurs dizaines de milliers pour une expérience privée.

En Europe, cette nouvelle offre se décline avec plus ou moins de confidentialité, selon les souplesses législatives. Anaïs* a fréquenté ces cercles élitistes après être entrée en contact avec un couple d'organisateurs russes sur Instagram. En France, où l'ayahuasca est interdite depuis 2005, c'est dans un charmant chalet à Morzine, en Haute-Savoie, que la Parisienne s'est adonnée à l'ayahuasca, sans y trouver son compte spirituellement.

«Beaucoup de Suisses et d'habitants du Rocher [quartier de Monaco] viennent à ces retraites. C'est une certaine clientèle… On se retrouve avec des nanas liftées, des influenceuses dans de beaux leggings. Le lendemain, sur les réseaux sociaux, on peut les voir se vanter d'avoir eu une révélation avant d'acheter une Rolex. C'est particulier», grince-t-elle.

«Pourquoi je suis là?»

C'est encore par Instagram que Yania, professeure de yoga à Monaco, a commencé à être fascinée par cette décoction: «Parmi mes clientes, il y a une blogueuse mondialement connue qui racontait son expérience pour l'ayahuasca. J'étais déjà dans une démarche de développement personnel et ça m'a donné envie.» Cette citoyenne russe aisée convoque aussi l'aboutissement d'une vie, stratifiée façon pyramide de Maslow. «Au début, il y a les basiques: manger, s'habiller, acheter une maison. Puis ton business marche, tu as une famille aimante, et plus tu montes, plus tu te poses d'autres questions comme “Pourquoi je suis là?”.»

Désormais insérée dans le milieu, la Monégasque fait le lien entre les organisateurs de retraites et les consommateurs fortunés, allant du «très grand acteur français» au «gestionnaire de fonds de haut niveau». Elle ne rate jamais non plus les déplacements de Guillermo Arévalo, ce chaman-star du peuple shipibo, popularisé par le réalisateur français Jan Kounen dans D'autres Mondes (2004). «La première fois avec lui, c'était dans une villa près du lac Majeur en Italie, raconte-t-elle. J'ai commencé à disparaître. J'avais des spasmes dans le ventre qui se sont transformés en larmes. Pendant neuf heures, il a réparé tout mon corps. C'était la plus grande cérémonie de ma vie.»

Hallucinogène pour startuper

Les motifs qui poussent à s'intéresser à l'ayahuasca sont pluriels et universels. «Il y a souvent une quête de guérison, que ce soit une maladie ou une rupture. Mais ça peut aussi se croiser avec du développement personnel. Les chamans ont d'ailleurs intégré ces notions dans leurs rites, pour s'adapter à la demande occidentale. Depuis son existence, le chamanisme est en perpétuel brassage, la mondialisation accélère ce processus», explique Marc Bonomelli, auteur des Nouvelles routes du soi – En immersion chez les nouveaux spirituels, paru en 2022.

Ce syncrétisme opère aussi dans le monde des affaires, où, de plus en plus, la réalisation de soi se confond avec la perspective d'une entreprise florissante. Dans la Silicon Valley, historiquement friande d'aventures psychédéliques, la liane, forcément, intéresse. Michael Costuros, ex-startuper de la tech usé par un burn-out, a fondé Awake Forward, une société qui organise des cérémonies d'ayahuasca à destination des CEO.

Ces nouveaux publics du tourisme chamanique ont accéléré un phénomène déjà établi : l'enrichissement des chamans et des communautés locales.


À partir de 9.500 dollars (8.800 euros), les chefs d'entreprise «s'éveillent» avec le breuvage, dans un savant mélange de développement personnel, de coaching et de réseautage. Une fois passé dans le tambour de l'ayahuasca, le businessman en ressortirait plus vertueux et, a fortiori, son entreprise aussi.

«Ce que je vois chez mes clients, c'est un déplacement spirituel loin de l'ego vers la réussite collective. Cela se manifeste dans l'attitude envers leurs employés et dans le choix des produits et des services qu'ils développent, moins nocifs, ou, mieux encore, qui améliorent le monde», explique Michael Costuros. Et pourquoi s'être adressé à cette clientèle? «Ils étaient les seules personnes que je connaissais. Et je crois aussi que les entrepreneurs, pour le meilleur ou pour le pire, sont ceux qui façonneront l'expérience de chaque être vivant sur cette planète.»

Manne financière et tensions

Dotés de moyens importants, ces nouveaux publics du tourisme chamanique –sur place ou délocalisé– ont accéléré un phénomène déjà établi : l'enrichissement des chamans et des communautés locales. La filière de «l'or vert» a connu de profondes mutations depuis la fin des années 1990, période à laquelle l'Occident s'est véritablement ouvert aux rites chamaniques, jadis réprimés par les conquistadors catholiques.

«Il y a eu un vrai renversement depuis l'époque coloniale, reconnaît Nadège Chabloz, anthropologue à l'Institut des mondes africains, mais il subsiste encore une vision primitive. Les Occidentaux aimeraient bien que les chamans soient désintéressés et œuvrent pour le bienfait de l'humanité. En réalité, ils épousent la mondialisation, créent des entreprises, monnayent leurs savoirs.» Au Pérou, les pouvoirs publics ont encouragé le développement de ce secteur économique: entrée de l'ayahuasca au patrimoine culturel de la nation en 2008, lutte contre le charlatanisme…

Mais voilà, cet appel d'air financier attise les tensions intra-communautaires. Le chaman à succès Guillermo Arévalo a été contraint de quitter Pucallpa pour Iquitos, gravement menacé. «Les gens de son village lui ont demandé de distribuer les recettes, parce qu'ils considéraient qu'il faisait de l'argent avec les connaissances ancestrales de leurs peuples. Il a refusé. Aujourd'hui, son centre est gardé par des hommes en mitraillette», raconte le journaliste Marc Bonomelli.

Des critiques se font également entendre chez une certaine intelligentsia, au Pérou ou au Brésil. «De leur perception, les Européens et les Américains sont venus piller l'or, le caoutchouc, le pétrole et maintenant les savoirs autochtones», explique l'anthropologue Sébastien Baud. Pire, la liane elle-même pourrait disparaître, selon le chercheur, qui observe sur le terrain qu'elle n'existe «presque plus» à l'état sauvage –la faute à une «surconsommation». Seules subsistent les cultures, dont la croissance, lente, pourrait ne pas suivre la cadence. À la fin, l'ayahuasca deviendra-t-elle un luxe réservé à une élite?

*Le prénom a été changé.

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